Gillou, je suis venu te voir, parce que tu vois, il faut que tu m’aides, que tu m’éclaires, si je viens vers toi, c’est que j’suis en bas, tombé dans le seau, dans un tonneau, au fond du puit, j’bois l’eau croupie.
Mon problème c’est le temps Gillou. Le temps est partout, tic-tac ici et tic-tac là, tic-tac susurre sur les murs et sur le four, aux coins des rues et dans les bus. Le temps teinte, le temps cloche, le temps touille de reproches. Retard malheur, avance bonheur, et pile à l’heure, j’ai quand même peur.
C’est pas le programme, c’est au programme, c’est prévu, c’est perdu, c’est du tout vu. Y a ceux qui sautent et ceux qui redoublent, ceux qui suivent et qui y arrivent et ceux qui prennent trop de temps pour tout comprendre. Tu vois, leur tête n’est pas allée assez vite pour suivre la musique qui dicte le rythme. Bac plus deux ans, bac plus cinq ans, faire un CV, mettre sur papier le temps usé, faire une carrière, creuser dans le blé, recherche l’or, touiller encore. Touiller la merde et chercher l’or dans une petite boîte, comme une sardine, serré par le temps, faire toutes ses heures, finir à temps. Vivre en apnée en attendant que l’événement vienne délivrer. Je vis en apnée Gillou, en apnée, en attendant un moment de joie, un anniversaire, un concert, mon train en bois, mon bol d’air. Et pendant ce temps, je suis minuté, matin neuf heures, soirée dix heures, j’ai pas vu passer ma journée. J’ai pas vu passer ma journée !
Je vois pas grandir mon fils, Gillou. Je vois pas mon choupidou, si tu savais comme il est beau le soir quand il ramène ses couleurs et sa malette de bonheur. J’passe du temps avec lui pourtant, tu sais, le soir, le matin, le week-end quand on va chercher le pain. Il a déjà trois ans. Trois ans, qu’est-ce qui s’est passé depuis que je l’ai bercé, que je l’ai bordé dans le landau avec son coco ? C’est passé où tout ça Gillou ? Et ce jour où il m’a préparé des petits sablés pour mon anniversaire. Et ce jour où il a, pour la première fois, mis un pied dans l’eau de mer. Tu sais, on a jeté des cailloux, on a fait des ricochets, le temps s’est arrêté. Enfin, moi je faisais des ricochets et lui des “rico-plats”, ses cailloux ronds tombaient tout droit et il appelait ça des ricochets, c’est cocasse et touchant à la fois, tu vois ?
Et ça passe où tout ça Gillou ? Ça reviendra plus ça, plus jamais !
Gillou c’est ça mon cafard, mon angoisse, c’est atroce, ça me dépasse, c’est que je vois pas le temps qui passe. J’ai trente-trois ans, hier encore j’en avais vingt et avant je ne sais plus bien, c’est tellement loin. Ma vie passe trop vite Gillou, c’est trop triste, et là j’ai plus de boulot, plus de thune, je dois chercher pour pas crever, pour pas virer ou chavirer, j’dois m’accrocher pour pas rater le train pressé. C’est quand la mort, c’est quand le triste sort ? C’est demain ? C’est ça, dis-moi que c’est demain, ne me mens pas, ne me mens surtout pas ! Je préfère savoir, j’aime pas le noir, j’aime pas l’odeur des bonimenteurs du soir. Dis-moi de plein fouet que ça passe trop vite, qu’c’est comme ça, qu’on voit rien passer. J’ai peur de la mort Gillou, j’ai peur du froid et du dehors, j’ai peur d’être vieux, j’ai peur de dire c’est déjà fini la vie ciao j’suis parti. J’ai peur des moments arrachés qui ne reviendront plus jamais ! J’ai peur du temps Gillou, j’ai peur du temps !
Romain, tu as trente-trois ans et moi bientôt soixante. On pourrait dire que j’ai deux fois ton âge. Et oui, ce n’est pas à moi que tu vas apprendre que la vie passe vite. Ma fille a déjà dix-sept ans, elle est bientôt étudiante et pour moi sa naissance était hier. Je me revois encore à ton âge, dans un autre paysage. Et quel naufrage ai-je failli faire. Je fumais quarante cigarettes par jour. Quarante, tu te rends compte ? Ça fait une cigarette toutes les vingt minutes. La mort en perfusion, du suicide de champion. Et un beau jour, j’ai arrêté, j’ai mis mes cigarettes de côté car j’ai réalisé que la Vie m’était donnée, qu’elle était si précieuse et généreuse.
Pour ma part, Romain, je ne prête pas attention au temps qui passe. Le temps se passe, plus qu’il ne passe et c’est pour moi un cornet de glace qui ne cesse de se remplir et de me réjouir. Chaque instant est un cadeau qui me réjouit. Je suis comblé par la Vie et par ce qu’elle m’offre comme un coffre à jouets dans un grenier. Regarde l’enfant qui ouvre ce coffre et qui ne souhaite rien d’autre que de découvrir ce qui s’y trouve. Cherche-t-il quelque chose en particulier ? Je ne crois pas. Ce que je trouve chaque jour dans mon coffre est bien plus beau que tout ce dont j’ai jamais rêvé. Je suis comblé par la nature, les gens et les prés, mes vaches qui viennent ou se cachent, ma fille qui devient une femme, et les instants de la vie qui toquent chaque seconde à ma porte. Je suis comblé par ce que la Vie m’apporte et je remercie le Ciel d’être ici et de vivre.
Et oui, le temps est partout, sur les fours, dans les rues et dans les avions, et tu as le choix, soit de le voir comme un compte à rebours et de compter les années qu’il te reste, soit de le remercier pour ses divines caresses.
Alors tu me demandes où ça passe les moments merveilleux avec ton petit Joël ? Ça passe dans ton coeur et ça y reste à tout jamais. Chaque ricochet que tu fais avec lui est une empreinte indélébile de plus dans ton coeur et dans le sien. Et quand il aura ton âge, il s’en souviendra encore. C’est de l’or projeté et gravé dans l’univers.
Et ça y reste pour l’éternité.
Alors Romain, tu peux remplacer les tic-tac du temps et de ta peur par les doum-doum du coeur. Apprends à remplacer les tic-tac par les doum-doum. Et tout ce que tu créeras et vivras, ta famille, ton job, tes loisirs, tes amis, chaque instant sera éternel. Laisse ton coeur guider ta vie et tout ce que tu réaliseras le sera aussi.
Romain, je peux mourir demain et je suis comblé,
Car l’éternité est dans le trésor du présent,
L’éternité est dans le trésor du coeur,
L’éternité est dans le trésor de la Vie.
Et chaque instant petit ou grand, chaque instant petit ou grand,
Est dans mon coeur et l’Univers à tout jamais.
Et ça, ça ne meurt jamais,
Absolument jamais.
Comme beaucoup des airs de “De Tout Coeur”, la musique de la première partie est venue sous mes doigts lors d’une session piano où je les laisse s’exprimer. La tension qui était présente m’a tout de suite fait monter une émotion très forte, une forme de nostalgie, cette sensation qui brûle au ventre aussi agréablement que désagréablement. J’ai alors repensé à une discussion avec Gillou, un ami de coeur que j’avais rencontré 1 an plus tôt, et dont la sagesse et l’amour m’accompagnaient dans ma vie depuis.
Il m’est alors venu de faire de cette discussion l’une de mes chansons. Le texte est apparu d’un jet sur ma feuille A4, et c’est celui que j’ai le moins retouché de tout l’album. J’avais envie de garder la saveur d’une plume spontanée, grossière et rythmée, que rien n’arrête, comme rien n’arrête le temps. Les idées se sont enchaînées sans réfléchir pour constituer “Prison du temps”, le titre de cette chanson jusqu’à l’enregistrement studio.
La deuxième partie, celle où Gillou (Gilles Godet) parle est jouée au piano par Dom et totalement improvisée en live par ce dernier. Il fallait une autre harmonie, une autre texture, pour soutenir la douce voix de Gillou. Nous étions en janvier 2020 et le titre de l’album, “De Tout Coeur”, était déjà choisi depuis plusieurs mois. C’est alors que “Prison du Temps” est devenu “De tout coeur”, car je trouvais que cela reflétait encore mieux ce qui est dit dans cette chanson, qui est peut-être celle où je livre le plus mon coeur.
Merci Gillou d’avoir accepté de venir poser ta voix, pour ton soutien inconditionnel, et pour tout le reste.
Paroles : Romain
Musique et arrangements : Dominique Fauchard et Romain
Voix : Romain et Gilles Godet
Piano : Romain (1ère partie) et Dominique Fauchard (2ème partie)
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Peinture : Paul Bigourdan
Photographiée par : Raphaële Kriegel
Création graphique : Julien Grelet
Album De Tout Coeur
© et ℗ Tous droits réservés – Éditions De Tout Coeur

C’est une discussion que je n’oublierai jamais, avec Gillou, un ami de “2 fois mon âge” qui m’a donné une vision de la Vie qui m'a marquée à jamais car il a éteint beaucoup de peurs en moi sur la vie qui passe et qui ne revient pas. Gillou, c'est ce genre de rencontre pour lesquelles il y a un “avant” et un “après”. Merci Gillou, tu es dans mon coeur à tout jamais.
Magnifique…bien-sur touchée en plein cœur!!…MERCI Romain et merci à Gillou d’être de ceux qui osent être vrai et partager avec le meilleur de ce qu’ils sont, la vérité qu’ils savent, celle qui est l’essentielle de la Vie.
Béatrice R.